Peut-on rêver d’un monde sans violence ?

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Devons-nous croire à nos rêves ou nous accommoder du réel ? Parce que nous sommes philosophes, nous sommes souvent idéalistes et nous espérons voir le monde meilleur qu’il ne l’est en vérité. Faut-il espérer qu’il s’améliore ou faut-il y renoncer une bonne fois pour toutes ? Faut-il espérer le changer ou faut-il le prendre comme nous le voyons ? Ce monde traversé de tant de violence est-il améliorable ou faut-il construire nos vies pour nous protéger de cette violence définitive ? Bref, entre l’espoir et la résignation, peut-on rêver d’un monde sans violence ?

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Héraclite, Fragments
« Polémos est le père et le maître de toutes choses. »


Max Weber, Le savant et le politique
« Le Sermon sur la Montagne – j’entends par-là l’éthique absolue de l’Évangile – est une chose beaucoup plus sérieuse que ne le croient ceux qui de nos jours citent volontiers ses commandements. On ne plaisante pas avec elle. (…) Elle n’est pas un fiacre que l’on peut faire arrêter à son gré pour y monter ou en descendre suivant le cas. À moins de n’y voir qu’un recueil de trivialités, l’éthique de l’Évangile est une morale du « tout ou rien ». Le commandement de l’Évangile est inconditionnel et univoque : donne tout ce que tu possèdes – absolument tout, sans réserve. L’homme politique dira que ce commandement n’est qu’une exigence sociale irréalisable et absurde aussi longtemps qu’il ne s’applique pas à tout le monde. En conséquence l’homme politique proposera la suppression de la propriété par taxation, imposition, confiscation, – bref la contrainte et la réglementation dirigée contre tout le monde. Mais le commandement éthique ne se soucie absolument pas de cela, c’est là son propre. Il dit encore : « Présente l’autre joue ! » Immédiatement, sans demander à l’autre pourquoi il croit devoir te frapper. Éthique sans dignité, dira-t-on. Oui – sauf pour le saint. C’est bien cela : il faut être un saint en tout, ou du moins vouloir l’être, et vivre comme Jésus, les Apôtres, saint François d’Assise et ses pareils, car alors elle a un sens et exprime une dignité. Dans le cas contraire elle n’en a pas. (…) 
Par conséquent, si l’éthique a-cosmique de l’amour nous dit : « Ne résiste pas au mal par la force », l’homme politique au contraire dira : « Tu dois t’opposer au mal par la force, sinon tu es responsable de son triomphe. » (…) 
L’État est le groupe humain qui revendique sur un territoire donné avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. (…) « Tout État est fondé sur la force », disait un jour Trotsky. En effet, cela est vrai. S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’« anarchie ». La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État, – cela ne fait aucun doute – mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques – revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’État le tolère : celui-ci passe donc pour l’unique source du « droit » à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État. »


Machiavel, Le Prince
« Et parce que cet épisode est digne de renommée et d’être par d’autres imité, je ne veux pas le laisser de côté. Après que le duc eut occupé la Romagne, il trouva qu’elle avait été dirigée par des seigneurs impuissants, lesquels avaient dépouillé plutôt que dressé leurs sujets et leur avaient donné matière à désunions, non pas à union, au point que cette province était pleine de vols, de querelles et de toutes autres sortes d’insolences ; et il pensa qu’il était nécessaire, pour la réduire à être pacifique et obéissante au bras séculier et royal, de lui donner un bon gouvernement. À quoi il proposa messire Remy d’Orque, homme cruel et expéditif, auquel il donna pleine puissance. Celui-ci en peu de temps remit le pays en tranquillité et union, à son très grand honneur. Mais ensuite Borgia, estimant qu’une si excessive autorité n’était plus de saison, et redoutant qu’elle ne devînt odieuse, établit un tribunal civil au milieu de la province, avec un sage président, et où chaque ville avait son avocat. Et, comme il savait bien que les rigueurs passées lui avaient valu quelque inimitié, pour en purger les esprits de ces peuples et les tenir tout à fait en son amitié, il voulut montrer que, s’il y avait eu quelque cruauté, elle n’était pas venue de sa part, mais de la mauvaise nature du ministre. Prenant là-dessus l’occasion au poil, il le fit un beau matin, à Cesena, mettre en deux morceaux, au milieu de la place, avec un billot de bois et un couteau sanglant près de lui. La férocité de ce spectacle fit le peuple demeurer en même temps content et stupide. (…) 
Continuant à suivre les autres qualités précédemment énoncées, je dis que tout prince doit désirer d’être réputé clément et non cruel. Il faut pourtant bien prendre garde de ne point user mal à propos de la clémence. (…) 
Quand il s’agit de contenir ses sujets dans le devoir, on ne doit pas se mettre en peine du reproche de cruauté, d’autant qu’à la fin le Prince se trouvera avoir été plus humain, en faisant un petit nombre d’exemples nécessaires, que ceux qui, par trop d’indulgence, encouragent des désordres et provoquent finalement le meurtre et le brigandage. Car ces tumultes bouleversent l’État, au lieu que les peines infligées par le Prince ne portent que sur quelques particuliers. (…) 
Le prince qui se serait entièrement reposé sur leur parole, et qui, dans cette confiance, n’aurait point pris d’autres mesures, serait bientôt perdu ; car (…) au moment d’employer ces amitiés, elles manquent toujours. On appréhende beaucoup moins d’offenser celui qui se fait aimer que celui qui se fait craindre ; car l’amour tient par un lien de reconnaissance bien faible pour la perversité humaine, et qui cède au moindre motif d’intérêt personnel ; au lieu que la crainte résulte de la menace du châtiment, et cette peur ne s’évanouit jamais. 
Beaucoup d’hommes se sont imaginés des républiques et des principautés qu’on a jamais vu ni jamais connues existant dans la réalité. Mais à quoi servent ces imaginations ? Il y a si loin de la manière dont on vit de la manière dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui devrait se faire, apprend plutôt à se détruire qu’à se préserver. Et par conséquent, il faut qu’un homme qui veut faire profession d’être tout à fait bon, parmi tant d’autres qui ne le sont pas, périsse tôt ou tard. »


Hobbes, le Léviathan
« Dans l’état de nature, l’homme est un loup pour l’homme.»


Clausewitz, De la guerre
« La guerre est de la politique continuée par d’autres moyens. »


Hannah Arendt, Sur la violence
« Bien sûr il y a une utilisation politique de la violence.
Pourtant elles sont strictement contraires l’une à l’autre. La violence est de l’ordre de la nécessité. (…) Le pouvoir est intrinsèquement non-violent. (…). Aussitôt que plusieurs personnes se rassemblent et agissent de concert, le pouvoir est manifeste, mais il tire sa légitimité du fait initial du rassemblement plutôt que de l’action qui est susceptible de le suivre. (…) 
Le pouvoir peut toujours être détruit par la violence ; l’ordre le plus efficace est celui que vient appuyer le canon du fusil, qui impose l’obéissance immédiate la plus complète. Mais il ne peut jamais être la source du pouvoir. »


Hannah Arendt, Vies politiques
« Nous avons coutume aujourd’hui de ne voir dans l’amitié qu’un phénomène de l’intimité, où les amis s’ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences. (…) 
Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la philia, l’amitié entre citoyens, est l’une des conditions fondamentales du bien-être commun, nous avons tendance à croire qu’il parle seulement de l’absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs, l’essence de l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un “parler-ensemble” constant unissait les citoyens en une polis. 
Avec le dialogue se manifeste l’importance politique de l’amitié, et de son humanité propre. 
Car le monde n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. 
Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains. »