On raconte que Diogène le Cynique marchait nu dans les rues d’Athènes, portant en plein jour une lanterne allumée et répétant : “Je cherche un homme !”. Me voici ce soir devant vous, sans lanterne, moins cynique et plus habillé, mais je pourrais poser la même question : je cherche un homme, un être humain, normal, qui soit juste un être humain et rien de plus, rien d’autre, sans rien de trop et rien de travers. Un être humain normal. Qui d’entre nous est juste normal ? Certes, il y a des gens qui sont  réellement originaux, particuliers. Dirons-nous qu’ils ne sont pas normaux ? Sans doute pas, car pour être honnête il arrive parfois à chacun d’entre nous de se trouver un peu bizarre. Nous connaissons nos défauts, ce qui en nous est en défaut, mais en défaut par rapport à quoi ? Par rapport à quelle norme devrions-nous nous trouver décalés ? Par rapport à qui ? Je ne suis pas complètement normal mais les autres sont plus improbables encore. Alors qui pourrait être notre modèle à tous ? Qui est normal ?

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Nietzsche, Considérations inactuelles

« Mais comment pouvons-nous nous retrouver nous-mêmes ? Comment l’homme peut-il se connaître ? Ce sont là des questions difficiles à résoudre. Si le lièvre a sept peaux, l’homme peut s’en enlever sept fois septante sans qu’il puisse dire ensuite : « Cela est maintenant véritablement toi, ce n’est plus seulement une enveloppe. » De plus, c’est là un geste cruel et dangereux que de fouiller ainsi soi-même sa chair pour descendre brutalement, par le plus court chemin, dans le fond de son être. Comme il arrive facilement qu’on se blesse, sans qu’aucun médecin puisse nous guérir ! A quoi cela servirait-il, en outre, si tout témoigne de notre être, nos amitiés et nos inimitiés, notre regard et nos serrements de mains, notre mémoire et ce que nous oublions, nos livres et les traits de notre plume ? Mais il y a un moyen pour faire cette enquête importante.
Que la jeune âme jette un coup d’œil sur sa vie passée et qu’elle se pose cette question : Qui as-tu véritablement aimé jusqu’à présent ? Qu’est-ce qui t’a attiré et, tout à la fois, dominé et rendu heureux ? Fais défiler devant tes yeux la série des objets que tu as vénérés. Peut-être leur essence et leur succession te révèleront-elles une loi, la loi fondamentale, de ton être véritable. Compare ces objets, rends-toi compte qu’ils se complètent, s’élargissent, se surpassent et se transfigurent les uns les autres, qu’ils forment une échelle dont tu t’es servi jusqu’à présent pour grimper jusqu’à toi. Car ton essence véritable n’est pas profondément cachée au fond de toi-même ; elle est placée au-dessus de toi à une hauteur incommensurable, ou du moins au-dessus de ce que tu considères généralement comme ton moi. Tes vrais éducateurs, tes vrais formateurs te révèlent ce qui est la véritable essence, le véritable noyau de ton être, quelque chose qui ne peut s’obtenir ni par éducation ni par discipline, quelque chose qui est, en tous les cas, d’un accès difficile, dissimulé et paralysé. Tes éducateurs ne sauraient être autre chose pour toi que tes libérateurs.” ».


Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme

« Dieu prit donc l’homme, cette oeuvre indistinctement imagée, et l’ayant placé au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces termes : « Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton voeu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. »
O suprême bonté de Dieu le Père, suprême et admirable félicité de l’homme ! Il lui est donné d’avoir ce qu’il souhaite, d’être ce qu’il veut. Les bêtes, au moment de leur naissance, apportent avec elles « du ventre de leur mère » (comme dit Lucilius) ce qu’elles posséderont. Les esprits supérieurs furent d’emblée, ou peu après, ce qu’ils sont destinés à être éternellement. Mais à l’homme naissant, le Père a donné des semences de toute sorte et les germes de toute espèce de vie. Ceux que chacun aura cultivés se développeront et fructifieront en lui : végétatifs, il le feront devenir plante ; sensibles, ils feront de lui une bête ; rationnels, ils le hisseront au rang d’être céleste ; intellectifs, ils feront de lui un ange et un fils de Dieu. Et si, sans se contenter du sort d’aucune créature, il se recueille au centre de son unité, formant avec Dieu un seul esprit, dans la solitaire opacité du Père dressé au-dessus de toutes choses, il aura sur toutes la préséance.
Qui n’admirerait notre caméléon ? Ou, d’une manière plus générale, qui aurait pour quoi que ce soit d’autre davantage d’admiration ? Asclépios d’Athènes n’a pas eu tort de dire que dans les mystères, en raison de sa nature changeante et susceptible de se transformer elle-même, on désigne cet être par Protée. (…)
Les pythagoriciens font des hommes criminels des bêtes et, si l’on en croit Empédocle, des plantes ; à leur imitation, Mahomet aimait à répéter qu’à s’éloigner de la loi divine, on tombe dans la bestialité. Et il avait raison. Car ce n’est pas l’écorce qui fait la plante, mais sa nature stupide et insensible ; ce n’est pas le cuir qui fait les bêtes de somme, mais leur âme bestiale et sensible ; ce n’est pas son corps arrondi qui fait le ciel, mais la rectitude d’un plan ; et ce n’est pas la séparation du corps, mais l’intelligence spirituelle qui fait l’ange. Si donc vous voyez ramper sur le sol un homme livré à son ventre, ce n’est pas un homme que vous avez sous les yeux, mais une bûche ; si vous voyez un homme qui, la vue troublée par les vaines fantasmagories de son imagination, comme par Calypso, et séduit par un charme sournois, est l’esclave de ses sens, c’est une bête que vous avez sous les yeux et non un homme. Si vous voyez un philosophe discerner toutes choses selon la droite raison, vénérez-le : c’est un être céleste et non terrestre ; si vous voyez un pur contemplateur se retirer, sans souci de son corps, dans le sanctuaire de son esprit, il ne s’agit plus d’un être terrestre ni d’un être céleste, mais d’une divinité plus auguste enveloppée de chair humaine.
Qui donc s’abstiendra d’admirer l’homme ? »


Pascal, Pensées

« L’homme est si grand, que sa grandeur paraît même en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. Il est vrai que c’est être misérable, que de se connaître misérable ; mais c’est aussi être grand, que de connaître qu’on est misérable. Ainsi toutes ses misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand Seigneur, misères d’un Roi dépossédé.

Qui se trouve malheureux de n’être pas Roi, sinon un Roi dépossédé ? Trouvait-on Paul Émile malheureux de n’être plus consul ? Au contraire tout le monde trouvait qu’il était heureux de l’avoir été ; parce que sa condition n’était pas de l’être toujours. Mais on trouvait Persée si malheureux de n’être plus Roi, parce que sa condition était de l’être toujours, qu’on trouvait étrange qu’il pût supporter la vie. Qui se trouve malheureux de n’avoir qu’une bouche ? Et qui ne se trouve malheureux de n’avoir qu’un œil ? On ne s’est peut être jamais avisé de s’affliger de n’avoir pas trois yeux ; mais on est inconsolable de n’en avoir qu’un.

Nous avons un si grande idée de l’âme de l’homme, que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés, et de n’être pas dans l’estime d’une âme : et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.

Si d’un côté cette fausse gloire que les hommes cherchent est une grande marque de leur misère, et de leur bassesse, c’en est une aussi de leur excellence. Car quelques possessions qu’il ait sur la terre, de quelque santé et commodité essentielle qu’il jouisse, il n’est pas satisfait s’il n’est dans l’estime des hommes. Il estime si grande la raison de l’homme, que quelque avantage qu’il ait dans le monde, il se croit malheureux, s’il n’est placé aussi avantageusement dans la raison de l’homme. C’est la plus belle place du monde : rien ne le peut détourner de ce désir ; et c’est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l’homme. Jusque là que ceux qui méprisent le plus les hommes et qui les égalent aux bêtes, en veulent encore être admirés, et se contredisent à eux mêmes par leur propre sentiment ; leur nature qui est plus forte que toute leur raison les convainquant plus fortement de la grandeur de l’homme, que la raison ne les convainc de sa bassesse.

L’homme n’est qu’un roseau le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale.

Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.

Que l’homme donc s’estime son prix. Qu’il s’aime ; car il a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise ; parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse ; qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité, et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité ou constante ou satisfaisante. Je voudrais donc porter l’homme à désirer d’en trouver, à être prêt et dégagé de passions pour la suivre où il la trouvera ; et sachant combien sa connaissance s’est obscurcie par les passions, je voudrais qu’il haït en soi la concupiscence qui la détermine d’elle même ; afin qu’elle ne l’aveuglât point en faisant son choix, et qu’elle ne l’arrêtât point quand il aura choisi.

Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains, que l’estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.

Ce qui m’étonne le plus est de voir que tout le monde n’est pas étonné de sa faiblesse.

S’il se vante, je l’abaisse
S’il s’abaisse, je le vante
Et le contredis toujours
Jusqu’à ce qu’il comprenne
Qu’il est un monstre incompréhensible.

Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi.

Si on est trop jeune on ne juge pas bien, trop vieil de même.
Si on n’y songe pas assez, si on y songe trop on s’entête et on s’en coiffe.

Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait, on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après, on n’y entre plus.

Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme.