La question de la mémoire est centrale dans nos vies pour pouvoir nous définir et nous projeter dans l’avenir.
Conférences 2019-2020, Les Philosophes
L’achat de la saison 7- Les Philosophe donne également accès à la Saison 7 – Les Grandes Questions
Le confinement nous a privés du voyage ; maintenant nous pouvons retrouver la marche, l’itinéraire, l’itinérance, l’errance, la liberté d’aller et venir – qui ne dit pas s’il faut nécessairement aller quelque part… Aller et venir, comme un jeu de balancier.
Platon opposait la philosophie et la poésie, mettant en garde ses contemporains contre cette dernière. Mais est-ce justifié ? N’y a-t-il pas un terrain d’entente possible ? Leur alliance ne pourrait-elle être féconde, pour l’une comme pour l’autre ?
Principes de la connaissance humaine
“1. La philosophie n’étant pas autre chose que l’étude de la Sagesse et de la Vérité, on pourrait raisonnablement s’attendre à ce que ceux qui lui ont consacré le plus de temps et de peines aient l’esprit plus calme et plus serein, trouvent plus de clarté et d’évidence dans la connaissance, et soient assiégés de moins de doutes et de difficultés que les autres hommes. Cependant, voici ce que nous voyons. La masse illettrée du genre humain, qui suit la grande route de l’opinion commune, et dont la nature dicte la conduite, est pour la plus grande partie exempte d’inquiétude et de trouble. À ceux-là, rien de ce qui est familier ne paraît inexplicable ou difficile à comprendre. Ils ne se plaignent pas d’un manque d’évidence dans leurs sens, et ne sont point en danger de devenir sceptiques. Mais nous n’avons pas plutôt laissé là les sens et l’instinct pour suivre la lumière d’un principe supérieur, pour raisonner, méditer, réfléchir à la nature des choses, que mille scrupules s’élèvent dans nos esprits au sujet de ces mêmes choses que nous croyions auparavant comprendre parfaitement. Les préjugés et les erreurs des sens se découvrent de tous côtés à notre vue. Nous essayons de les corriger par la raison, et nous voilà insensiblement conduits à des paradoxes inouïs, à des difficultés, à des contradictions, qui se multiplient sous nos pas à mesure que nous avançons dans la spéculation. À la fin, après avoir erré dans bien des labyrinthes, nous nous retrouvons juste où nous étions, ou, ce qui est pis, nous nous arrêtons dans un misérable scepticisme.
2. On croit que la cause en est dans l’obscurité des choses, ou dans la faiblesse et l’imperfection de notre entendement. (…)
3. Mais peut-être montrons-nous trop de partialité pour nous-mêmes, quand nous mettons la faute originellement sur le compte de nos facultés, et non pas plutôt du mauvais emploi que nous en faisons. (…) J’incline à croire que la plus grande partie des difficultés, sinon toutes, auxquelles se sont amusés jusqu’ici les philosophes, et qui ont fermé le chemin de la connaissance, nous sont entièrement imputables ; — que nous avons commencé par soulever la poussière, et qu’ensuite nous nous sommes plaints de n’y rien voir.”
Essai sur l’entendement humain
“Cher lecteur,
Je dépose entre tes mains ce qui fût le divertissement de certaines de mes heures pénibles d’inactivité. Si par bonheur il joue le même rôle pour toi et si tu as en le lisant ne serait-ce que la moitié du plaisir que j’ai eu en le rédigeant, tu trouveras que ton argent n’est pas mal employé que ma peine. Ne va pas prendre ceci pour un éloge de mon oeuvre, et ne tire pas de ce que j’ai pris du plaisir à la rédiger la conclusion que j’ai pour elle, une fois achevée, de la tendresse. Celui qui chasse des alouettes et des moineaux ne s’amuse pas moins, aurait-il une proie bien moins importante, que celui qui s’adonne à des jeux plus nobles. C’est ignorer le sujet de ce traité, l’entendement, qu’ignorer ceci : comme c’est la faculté la plus élevée de l’âme, elle est utilisée avec un plaisir plus grand et plus constant que n’importe quelle autre. Sa recherche de la vérité est une sorte de chasse, où la poursuite constitue la plus grande partie du plaisir. Chaque pas fait par l’esprit dans son progrès vers la connaissance constitue une découverte, non seulement nouvelle, mais aussi la meilleure possible pour le moment du moins.
Comme l’oeil en effet, l’entendement juge de ses objets selon sa propre capacité, aussi ne peut-il être que satisfait de ce qu’il découvre, peu préoccupé de qui lui a échappé parce que ce lui est inconnu. Aussi, quand on a dépassé le stade de l’aumône, quand on ne se satisfait plus paresseusement des reliefs d’opinions reçues, quand on remet sur le métier ses propres pensées pour trouver et suivre la vérité, on ne peut manquer de jouir de la satisfaction du chasseur : chaque instant de la recherche aura sa joie, qui le récompensera de sa peine. Et on aura raison de penser qu’on n’a pas perdu de temps, même si on ne peut guère se vanter de grand butin.
Tel est, cher lecteur, le plaisir de ceux qui laissent divaguer leurs pensées et les suivent la plume à la main. Il ne faut pas les envier puisqu’elles te procurent l’occasion d’un divertissement identique, pour peu qu’en lisant tu acceptes de mettre en oeuvre tes propres réflexions ; c’est à elle que je me réfère, si du moins elles sont vraiment tiennes. Mais si elles sont aveuglément empruntées à d’autres, ce qu’elles sont n’a pas grande importance (…); qu’importe de savoir ce que dit ou pense l’homme qui ne dit ou ne pense que ce qu’un autre lui a imposé ? Si tu juges par toi-même, je sais que tu jugeras sincèrement et quelque soit ta critique, je ne serai ni blessé ni offensé. Car même si assurément, je suis totalement convaincu de la vérité de tout ce qu’il y a dans ce traité, je me considère néanmoins aussi sujet à l’erreur que toi. Et je sais que le sort de mon livre dépend de toi, non de l’opinion que j’en ai mais de la tienne.”
Descartes, les Principes de la philosophie
« J’aurais ensuite fait considérer l’utilité de cette philosophie, et montré que, puisqu’elle s’étend à tout ce que l’esprit humain peut savoir, on doit croire que c’est elle seule qui nous distingue des plus sauvages et barbares, et que chaque nation est d’autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux ; et ainsi que c’est le plus grand bien qui puisse être dans un Etat que d’avoir de vrais philosophes. Et outre cela que, pour chaque homme en particulier, il n’est pas seulement utile de vivre avec ceux qui s’appliquent à cette étude, mais qu’il est incomparablement meilleur de s’y appliquer soi-même ; comme sans doute il vaut beaucoup mieux se servir de ses propres yeux pour se conduire, et jouir par même moyen de la beauté des couleurs et de la lumière, que non pas de les avoir fermés et suivre la conduite d’un autre ; mais ce dernier est encore meilleur que de les tenir fermés et n’avoir que soi pour se conduire. Or, c’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher ; et le plaisir de voir toutes les choses que notre vue découvre n’est point comparable à la satisfaction que donne la connaissance de celles qu’on trouve par la philosophie ; et, enfin, cette étude est plus nécessaire pour régler nos moeurs et nous conduire en cette vie, que n’est l’usage de nos yeux pour guider nos pas. Les bêtes brutes, qui n’ont que leur corps à conserver, s’occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir ; mais les hommes, dont la principale partie est l’esprit, devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture ; et je m’assure aussi qu’il y en a plusieurs qui n’y manqueraient pas, s’ils avaient espérance d’y réussir, et qu’ils sussent combien ils en sont capables. (Il n’y a point d’âme tant soit peu noble qui demeure si fort attachée aux objets des sens qu’elle ne s’en détourne quelquefois pour souhaiter quelque autre plus grand bien, nonobstant qu’elle ignore souvent en quoi il consiste. Ceux que la fortune favorise le plus, qui ont abondance de santé, d’honneurs, de richesses, ne sont pas plus exempts de ce désir que les autres ; au contraire, je me persuade que ce sont eux qui soupirent avec le plus d’ardeur après un autre bien, plus souverain que tous ceux qu’ils possèdent.) Or, ce souverain bien considéré par la raison naturelle sans la lumière de la foi, n’est autre chose que la connaissance de la vérité par ses premières causes, c’est-à-dire la sagesse, dont la philosophie est l’étude. Et, parce que toutes ces choses sont entièrement vraies, elles ne seraient pas difficiles à persuader si elles étaient bien déduites. »
Pierre Abélard, Sic et non
« L’homme bon sort des choses bonnes du bon trésor de son coeur. » Tout cela étant dit, j’entends bien, comme je l’ai décidé rassembler les divers écrits des saints Pères au fur et à mesure qu’ils me viendront à la mémoire. Certains textes qui apparaissent de prime abord dissonants susciteront des questions. Ils obligeront les lecteurs novices à un exercice de recherche de la vérité et les conduiront à plus d’acuité dans leur enquête. En vérité, la clé primordiale de la sagesse c’est de se poser des questions assidûment et fréquemment. S’emparer de cette clé doit être le souhait ardent des étudiants. Aristote, le plus perspicace des philosophes, les exhorte à le faire et, à propos du « prédicament de relation », il dit ceci :
« Il est sans doute difficile de trouver une solution à ces problèmes si on ne les a pas, à plusieurs reprises, examinés. Douter de chaque point particulier n’est pas inutile. »
En effet, en doutant nous venons à chercher et en cherchant nous percevons la vérité.
C’est aussi ce que dit la Vérité elle-même :
« Cherchez, dit-elle, et vous trouverez, frappez et l’on vous ouvrira…» »
St Thomas, Somme théologique
« Dieu est-il ? Il semble que Dieu ne soit pas. Parce que si l’un de deux contraires était infini, l’autre serait totalement détruit. Mais tel est bien ce que l’on pense dans le nom de Dieu, à savoir qu’il est un certain bien infini. Si Dieu était il n’y aurait aucun mal. Or, il y a du mal dans le monde. Donc, Dieu n’est pas. Contre cela, il est dit dans l’Exode, par la personne de Dieu : Je suis celui qui est. Je réponds qu’il faut dire que l’on peut prouver par cinq voies que Dieu est. L’une d’entre elles part de la notion de cause. Nous rencontrons, en effet, dans les réalités sensibles un ordre de causes, mais on ne trouve pas, et il n’est pas possible, que quelque chose soit la cause de soi-même, car il serait alors antérieur à lui-même, ce qui est impossible. Or, il n’est pas possible de remonter à l’infini dans les causes. Car, dans toutes les causes ordonnées, ce qui est premier est cause de l’intermédiaire, et l’intermédiaire est cause du dernier, qu’il y ait plusieurs ou un seul intermédiaire. Or, si la cause est ôtée, l’effet l’est aussi. Donc, s’il n’y avait pas un premier dans les causes efficientes, il n’y aurait pas non plus de dernier ni d’intermédiaire. Mais si l’on remonte à l’infini dans les causes efficientes, il n’y aura pas de première cause efficiente, et il n’y aura pas non plus de dernier effet, ni de causes efficientes intermédiaires, ce qui est évidemment faux. Il est donc nécessaire de poser une première cause efficiente, que tous appellent Dieu. »
Plotin, Ennéades, I
« Puis il faut voir l’âme de ceux qui accomplissent de belles œuvres. Comment peut-on voir cette beauté du bien dans l’âme ? Reviens en toi- même, et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il fasse apparaître un beau visage dans le marbre ; comme lui, enlève tout ce qui est superflu, redresse ce qui est tortueux, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que resplendisse pour toi la divine splendeur de la vertu, jusqu’à ce que tu voies la Sagesse debout sur un trône sacré. Es-tu devenu cela ? Est-ce que tu vois cela ? Es-tu devenu simple, sans aucun obstacle à ton unification, sans que rien d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même ? Es-tu tout entier une vraie lumière, non pas une lumière d’une certaine dimension ou forme qui peut diminuer ou augmenter de grandeur – mais une lumière absolument sans mesure, parce qu’elle est supérieure à toute mesure et à toute quantité ? Te vois-tu devenu cela ? Alors tu es devenu une vision ; aie confiance en toi ; même en restant ici-bas, tu t’es élevé vers le haut ; et tu n’as plus besoin de guide ; fixe ton regard et vois. Car c’est le seul œil qui voit la grande beauté. Et si cet oeil arrive jusqu’à cette contemplation alors qu’il est trouble à cause des vices, impur ou faible, n’étant pas du tout capable, à cause de sa lâcheté, de voir les splendeurs, il ne verra rien, pas même si un autre lui montre ce qui est là et qui peut être vu. Celui qui voit, en effet, doit s’être rendu semblable à ce qui est vu, pour parvenir à la contemplation. Assurément, jamais l’oeil ne verrait le soleil sans être parent de la lumière, devenu de la même nature que le soleil, et l’âme ne pourrait voir le beau, sans être devenue belle. »
Montaigne, les Essais, II, 12, Apologie de Raimond Sebond
« C’est par l’entremise de nostre ignorance, plus que de nostre science, que nous sommes sçavans de divin sçavoir. La foiblesse de nostre jugement nous y ayde plus que la force, et nostre aveuglement plus que nostre clair-voyance. Ce n’est pas merveille, si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette cognoissance supernaturelle et celeste : apportons y seulement du nostre, l’obeissance et la subjection : car comme il est escrit ; Je destruiray la sapience des sages, et abbattray la prudence des prudens. Où est le sage ? où est l’escrivain ? où est le disputateur de ce siecle ? Dieu n’a-il pas abesty la sapience de ce monde ? Car puis que le monde n’a point cogneu Dieu par sapience, il luy a pleu par la vanité de la predication, sauver les croyans. Si me faut-il voir en fin, s’il est en la puissance de l’homme de trouver ce qu’il cherche : et si cette queste, qu’il y a employé depuis tant de siecles, l’a enrichy de quelque nouvelle force, et de quelque verité solide.
Je croy qu’il me confessera, s’il parle en conscience, que tout l’acquest qu’il a retiré d’une si longue poursuite, c’est d’avoir appris à recognoistre sa foiblesse. L’ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l’avons par longue estude confirmée et averée. Il est advenu aux gens veritablement sçavans, ce qui advient aux espics de bled : ils vont s’eslevant et se haussant la teste droite et fiere, tant qu’ils sont vuides ; mais quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s’humilier et baisser les cornes. Pareillement les hommes, ayans tout essayé, tout sondé, et n’ayans trouvé en cet amas de science et provision de tant de choses diverses, rien de massif et de ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur presumption, et recogneu leur condition naturelle. »