Se remettre à table | Plat de résistance

La table crée les conditions de la rencontre ; elle est le lieu d’une expérience sociale. Plutôt que de prendre de la place, elle offre un espace aux hommes, leur permettant tant de vivre des moments de partage que de se confronter les uns aux autres.

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Alexandre Dumas, Grand dictionnaire de cuisine (1873)
« L’homme doit manger assis.
Il a fallu tout le luxe et toute la corruption de l’antiquité pour amener les Grecs, puis les Romains, à manger couchés.
Chez Homère, – et ses héros ont bon appétit, – les Grecs et les Troyens mangent assis et sur des sièges séparés.
Quand Ulysse arrive au palais d’Alcinoüs, le prince lui fait apporter une chaise magnifique et ordonne à son fils Laodamas de lui faire place.
Les Egyptiens, dit Apollodore dans Athénée, s’asseyaient à table pour manger.
Enfin, à Rome, l’on s’assit à table jusqu’à la fin de la seconde guerre punique, qui se termina deux cent deux ans avant Jésus-Christ.
Ce furent les Grecs qui donnèrent l’exemple de ce luxe incommode. »


Pierre Michon, Tablée (1878)
« Je n’ai pas besoin d’inventer le nom du personnage central, c’est la Table, la table de marbre qui porte les bières, le café, l’absinthe au fond et sa carafe, le petit vase à allumettes du premier plan. Qu’est-ce qu’une table ? C’est un opérateur spatial et un médiateur social merveilleux, une césure entre les corps, qui espace les corps les uns des autres et les distribue, qui fait des corps des antagonistes pacifiés. La table semble prendre de la place aux hommes ; mais non, en réalité elle en donne. »


Pierre Michon, Tablée (1878)
« Ce n’est pas seulement d’autorité qu’il s’agit mais de fonctions plus discrètes, même si en fin de compte on en revient toujours à l’autorité, à la place vide du roi que chacun veut, figurément, métaphoriquement, occupé avec ses bras, avec sa canne, avec sa pipe, avec son regard, avec ses défroques, avec ses pensées. Il faut jouer de tout cela, à la table démocratique, c’est-à-dire éclatée, non pas pour régner, ce n’est plus possible, mais pour exister seulement à ses propres yeux (…). Donc, une tablée démocratique où chacun est roi. Chacun de ces corps règne. Mais ils ne le font pas tous de la même façon. »


Steiner, Une certaine idée de l’Europe
« Pas de cafés anciens ou caractéristiques à Moscou, qui est déjà un faubourg de l’Asie. Très peu en Angleterre, après une mode éphémère au XVIIIe siècle. Aucun en Amérique du Nord, sauf dans cette antenne française qu’est La Nouvelle-Orléans. Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la “notion d’Europe”. Le café est un lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète ou métaphysicien armé de son carnet. C’est le club de l’esprit et la «poste restante» des sans-abri. »


Jean-Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût
« On sait que chez les hommes encore voisins de l’état de nature, aucune affaire de quelque importance ne se traite qu’à table ; c’est au milieu des festins que les sauvages décident la guerre ou font la paix ; et sans aller si loin, nous voyons que les villageois font toutes leurs affaires au cabaret. Cette observation n’a pas échappé à ceux qui ont souvent à traiter les plus grands intérêts ; ils ont vu que la table établissait une espèce de lien entre celui qui traite et celui qui est traité ; qu’elle rendait les convives plus aptes à recevoir certaines impressions, à se soumettre à de certaines influences ; de là est née la gastronomie politique. Les repas sont devenus un moyen de gouvernement, et le sort des peuples s’est décidé dans un banquet. Qu’on ouvre tous les historiens, depuis Hérodote jusqu’à nos jours, et on verra que, sans même en excepter les conspirations, il ne s’ est jamais passé un grand événement qui n’ait été conçu, préparé et ordonné dans les festins. »


Marcel Mauss, Essai sur le don (1924)
« Darius, pour prendre ses repas dans telle ou telle ville réputée pour sa bonne chère, se faisait parfois accompagner de douze ou quinze mille hommes. Il en résultait qu’un dîner ou un souper de Darius coûtait près d’un million à la ville qui avait l’honneur de le recevoir.
Alexandre, assez sobre jusqu’à son arrivée dans l’Inde, voulut dépasser, une fois qu’il y fut, les rois qu’il avait vaincus. Il proposait des combats de bouteilles avec des prix pour le vainqueur ; et, quoiqu’on ne combattît qu’à coups de verre, dans un de ces combats trente-six convives moururent asphyxiés. »